Une douce grisaille, pas monotone pour un sou, enveloppe ce matin le paysage du Perche dont nous sillonnons déjà les petites routes à bord d’une Volvo noire qui rappelle tout à fait ce genre de bagnole de campagne entreposée sous un auvent la moitié de l’année, que l’on emprunte à sa cousine ou à son oncle pour aller faire des petites courses sur les chemins cabossés de l’été. Les feuilles des arbres semblent tranquillement quitter leurs parures verdoyantes pour roussir et tapisser le sol, mais rien ne presse, nous profiterons de ce court intervalle entre deux saisons pour découvrir un peu mieux Saint Maurice-sur-Huisne, à l’abri du vent et de la pluie des vrais mauvais jours.
Aujourd’hui, notre guide s’appelle Hugo Martin, il porte un bon pull et des bottes de pluie, son uniforme de la semaine quand il n’est pas à Paris. C’est avec Hugo, sa Volvo, ses épluchures de pommes et sa petite colonie de coccinelles, que nous filons tout droit vers la première rencontre de la journée.
En France on produit une pomme, pour six ou huit gaspillées. Mettre la main sur ce gaspillage reviendrait à peser dix fois plus que tous les producteurs français réunis.
Notre Volvo se gare devant un magnifique domaine en pierres composé de plusieurs vieilles bâtisses typiquement normande, celui d’Alain Barbe, propriétaire des lieux depuis février. Alain et sa femme commencent tout juste le début de leur nouvelle vie dans le Perche et se consacrent à l’ouverture de leur gîte depuis juillet. Alain nous accueille et nous fait visiter les lieux le plus naturellement du monde : le domaine abrite une quantité impressionnante de vergers abandonnés, des arbres pleins à craquer de pommes à couteaux et de pommes à cidre. Ces vergers délaissés ont un jour poussé Hugo à toquer à sa porte. Comme beaucoup de propriétaires possédant d’anciens corps de fermes, Alain compte des centaines d’arbres fruitiers inutilisés dans son jardin. Bien souvent, ces vergers étaient destinés à des fins agricoles. Ici, le terrain est accessible et les pommiers bien alignés, nous n’en verrons d’ailleurs qu’une infime partie. Nombre de ces vergers servaient avant tout à la consommation personnelle des agriculteurs, les jardins ne sont alors pas aussi bien organisés et faciles d’accès : « C’était assez traditionnel, la famille se réunissait pour cueillir des pommes et les transformer, tout cela a un peu changé ».
C’est cette abondance de fruits oubliés qui a progressivement inspiré à Hugo l’idée de sa marque, Couine Cochon, une gamme de produits issue d’une récolte anti-gaspillage dans les jardins du Perche. Avec les pommes d’Alain, Hugo fabrique notamment du nectar dont il lui offre une petite partie de la production. Les hôtes du gîte peuvent alors profiter d’un jus en provenance directe du jardin, difficile de faire plus court comme circuit.
C’est justement la période de cueillette pour les pommes : chez les particuliers, impossible de se servir d’une machine ou d’une grosse remorque, les pommes sont donc ramassées à la main. Un travail long et ardu, « même si les vergers sont à taille humaine, voire à la taille d’un homme ». Pour Hugo, impossible de s’en occuper seul, il travaille donc avec une association et embauche des personnes en réinsertion professionnelle : « La cueillette peut devenir un modèle économique capable de remettre des personnes sur le circuit de l’emploi. Ce n’est pas toujours facile, c’est très physique, il faut travailler en plein automne, avec le vent et parfois la pluie. Mais la démarche n’est pas juste sociale, je voulais montrer qu’on peut être rentable tout en embauchant des gens du coin. »
Nous apercevrons de nombreux jardins fruitiers ce jour-là, certains plus vastes, surplombants de grandes parcelles agricoles, pour beaucoup abandonnés. Hugo nous explique : « Certaines coopératives ont demandé aux agriculteurs de réserver quelques hectares de terres pour planter des pommes, puis la mondialisation est passée par là et personne n’a acheté le moindre fruit aux agriculteurs. On en arrive à des vergers abandonnés depuis vingt ans.
Ces vieux pommiers racontent une histoire, celle où l’on pratiquait encore la culture de la pomme.
Dans le coffre de la voiture, une bouteille vide Couine Cochon. Cette fois il ne s’agit pas de nectar mais d’eau de vie, l’un des alcools préférés d’Hugo, ou du moins, celui qu’il aimerait remettre au goût du jour. Pour dépoussiérer l’image un tantinet vieillotte du produit, qu’on imagine plus volontiers dans la malle de notre grand père que dans nos verres à l’apéro, il propose un mélange à base de “gnôle” et de nectar de pomme à la manière d’un cocktail, servi dans un beau verre avec une tranche de citron, le Couine Tonic.
« Faire de la bière, du cidre ou de la gnôle, c’est un truc que j’ai toujours fait en hobby, c’était un passe-temps entre potes ou entre frères. » L’anti gaspillage n’est donc pas nouveau pour Hugo qui consacrait déjà ses week-ends et ses vacances d’adolescent à créer des produits à partir de fruits récupérés à droite et à gauche. Le Perche, c’est sa deuxième maison depuis l’enfance; il en connaît les routes, les producteurs, et toutes les sortes de pommes qu’on puisse y trouver.
Entre les récoltes et la production, il ne semble pas y avoir de journée-type chez Couine Cochon. Il y a les locaux, chez qui Hugo passe boire le café pour expliquer la démarche, et éventuellement échanger quelques fruits contre du calvados. Les producteurs et artisans, avec qui il crée des liens pour fabriquer sans se limiter à un produit ou à une personne. Et quand il ne fait pas tout ça, Hugo travaille à Paris dans le secteur de la production audiovisuelle. Avec Couine Cochon, il s’offre une vie parallèle à la campagne, ce qui n’empêche pas de faire la route le vendredi soir pour aller boire une bière dans le 11ème arrondissement de Paris. Changer de vie (mais à moitié), c’est possible aussi.
En plus de l’identité graphique et du nom, en référence au cochon symbole de l’anti gaspillage, on pourrait presque dire qu’Hugo a inventé un nouveau rôle dans le circuit de la production. Ce rôle, il le définit comme celui d’un intermédiaire entre les donateurs, les producteurs et le réseau de distribution. Sa bière au pain en est un très bon exemple : pour la fabriquer, il collabore avec une boulangerie locale et réutilise les pains paysans invendus : « On est allé trouver la bonne boulangerie et le bon brasseur, ces deux corps de métiers se sont réunis autour du projet. C’est ça qui est satisfaisant ! » La Volvo nous conduira d’ailleurs vers la brasserie de La Chapelle-Montligeon où nous dégusterons cette fameuse bière, dont le pain torréfié révèle des arômes toastés et caramélisés. Vraiment très satisfaisante, elle aussi.
Il y a de l’entraide entre nous. On n’a rien inventé et on ne va pas changer l’écologie à l’échelle mondiale, mais les liens humains sont là, et c’est ça qui est vraiment cool.
Nous quittons un temps les vergers pour nous arrêter à Mortagne-au-Perche, au coin d’une petite rue jonchée de belles maisons en pierres. Notre prochaine rencontre s’appelle Gérard Taurin, et il serait bien difficile de le décrire en seulement quelques mots.
Nous pénétrons dans sa boutique, une petite glacerie coquette dont les réfrigérateurs dévoilent des parfums intrigants de glaces et de sorbets. Palais bretons et meringues colorent également les étagères du magasin. Avant de devenir meilleur ouvrier de France et champion du monde glacier, Gérard a connu plusieurs autres vies : photographe pendant la guerre du Liban entre autres. Durant notre visite, Gérard nous parlera chimie et calculs mathématiques liés aux glaces, mais aussi de sa vision de l’art, de Rodin et Dali qui symbolisent pour lui le génie créatif et le désordre. Nous goûterons plusieurs parfums de ses délicieuses glaces, aujourd’hui à la carte des meilleurs restaurants. Parmi elles : la glace à la bière au pain, fabriquée à partir des productions d’Hugo. Une sensation assez saisissante et l’impression dingue de boire une gorgée de bière glacée. Nous découvrirons aussi la glace à la fleur de lait, très réconfortante et gourmande ; la glace à la vanille, parfaite et indémodable. On comprend clairement que c’est aussi pour ce genre de collaboration que Couine Cochon existe, et cela semble encore plus prolifique quand cette entraide est l’oeuvre de passionnés. Ils travaillent d’ailleurs sur un nouveau produit : une barre de céréales. Nous quitterons Gérard, un cornet de glace à la main, avec l’envie folle de goûter cette glace au pissenlit.
Cap sur la cidrerie “Maison Ferret ”, grand corps de ferme traditionnelle et ses beaux vergers luxuriants. Nous retrouvons Grégoire Ferret dans son bureau, il ne nous attendait pas spécialement mais se lève tout naturellement pour nous faire découvrir sa cidrerie, ses cuvées et ses machines qui font de la Maison Ferret la plus grande cidrerie du coin. C’est de père en fils que la culture de la pomme se transmet, Grégoire nous explique qu’il a grandi dans une ferme non loin, il y a même rencontré sa femme, embauchée un automne pour la cueillette des pommes. Accompagnés de son labrador, nous visiterons les caves et la salle de l’alambic, où nous sentirons les subtils parfums de la distillation des pommes et partagerons nos impressions face à ces puissantes effluves.
Enfant, Hugo accompagnait parfois ses parents acheter du cidre chez le père de Grégoire. Aujourd’hui, ils collaborent au développement de la gamme Couine Cochon. Bien que Grégoire produise en grande quantité du cidre, c’est plutôt sa passion pour le Calvados et l’eau de vie qu’il partagera avec nous aujourd’hui ; il nous parlera aussi du temps, celui qu’il faut prendre pour sublimer une cuvée, comme “Roméo & Juliette”, son calvados distillé en 2001.
Ce sont des gens que tu rencontres parce que tu es dans une énergie libre, une ouverture d’esprit.
Avant de quitter le Perche, sa moiteur, ses arbres et ses artisans passionnés, nous ferons un dernier tour au pressoir “La Reinette Verte”, où Hugo produit son nectar de pommes. Il y a vingt cinq ans, cette association fonctionnait grâce à deux personnes. Après plusieurs agrandissements, le jus est maintenant produit en quantité industrielle. Cette transformation semble le faire songer à un nouveau projet : un lieu de vie à taille humaine, une pépinière où chacun pourrait venir faire presser ses pommes en dégustant une bière, un café, et éventuellement manger une glace.
Pour l’instant, la gamme Couine Cochon est disponible en Normandie et ailleurs, dans des épiceries, des restaurants et des bars. La suite devrait très vite arriver. La Volvo fonce maintenant vers la gare car il est déjà temps de regagner Paris.
COUINE COCHON C’EST 2 SALARIÉS, 5 PRODUCTEURS, 175 DONATEURS, 5 PRODUITS, 30 TONNES DE FRUITS RÉCUPÉRÉS, ET 200 KILOS DE PAINS COLLECTÉS.