Le jour où Sabrina reçoit un coup de téléphone du laboratoire d’innovation culinaire d’AgroParisTech, elle n’est pas tranquillement assise dans son salon, elle n’est pas non plus au volant de sa voiture, coincée entre deux embouteillages, prête à décrocher à coup d’oreillette, simulant une totale disposition à la discussion. Non, le jour où Sabrina Michée apprend que son projet vient de franchir une nouvelle étape, celle de l’incubation dans un laboratoire, elle déguste des nouilles instantanées, le long d’une route lointaine dont elle sillonne les contours sauvages, telle une aventurière des temps modernes. Pas très pratique quand on doit remplir un dossier d’inscription…
Je me souviens avoir pensé : si je ne suis pas intégrée à ce laboratoire, j’arrête.
Romainville, un jour de grisaille hivernale. De grandes fenêtres dévoilent une église en briques rouges, dont les vitraux ont été remplacés par des dessins aux formes géométriques et contemporaines. En contre-bas, un petit chat noir traverse le toit d’une maison. Pour Sabrina, cette vue, c’est un peu la télévision, surtout quand elle doit rester concentrée devant un ordinateur. La pluie s’écoule doucement sur le toit et déjà nous respirons les odeurs de farine qui s’échappent de l’étage du dessous. Car, si ce bureau aux airs d’atelier inspire la détente et le café chaud prêt à être dégusté autour d’une table, le niveau inférieur révèle, lui, une toute autre ambiance. L’atelier, aux poutres métalliques et à la hauteur photogénique, est composé d’un entrepôt ouvert sur la salle des machines où fours, moulins et déshydrateurs sont disposés le long des murs. C’est au fond de la pièce, séparée par une porte vitrée souvent ouverte, que l’on aperçoit l’équipe de Sabrina occupée à préparer les nids de nouilles, se balançant quelques vannes à droite à gauche pour bien commencer la journée. De loin, les plateaux garnis ressemblent à des fournées de pâtisseries aux formes coquettes, mais ici, c’est autre chose que l’on confectionne : des nouilles, vous l’aurez compris, mais pas n’importe lesquelles ! Des nouilles de pirate pardi.
Plus jeune je voulais recycler des planches de skate et de surf, eh bien, c’est devenu des nouilles.
Sabrina Michée est une exploratrice originaire de Grenoble, capitaine d’un équipage qui n’a pas l’intention de se révolter et amatrice de jeux de mots (surtout quand il s’agit de nouilles.). Elle porte un carré blond et des tatouages qu’on imagine provenant des quatre coins du monde et dont on aimerait bien entendre les histoires autour d’une bière. Baroudeuse dans l’âme, Sabrina est une amatrice d’escapade et de snowboard, née d’une fratrie de sportifs inconditionnels. L’upcycling semble presque être une affaire de famille, elle se souvient de son père qui revenait toujours d’une promenade avec un nouvel objet à bricoler. Aujourd’hui, c’est dans l’atelier de Romainville que la magie opère, et franchement, nous n’aurions pas pu rêver meilleur guide pour le découvrir.
Quelques années auparavant, Sabrina était chargée de communication, jusqu’à ce que le sentiment de ne pas être à sa place la rattrape et la fasse changer de cap pour de bon. Son idée, qu’elle appellera plus tard « Ramen tes drêches », semble avoir germé au fur et à mesure de ses voyages. Il y a le Canada, où elle découvrira la bière artisanale. Les treks en Himalaya et ses repas uniques à base de nouilles instantanées. Mais aussi, les Philippines, où elle constatera, lors d’un voyage en tant que bénévole auprès des enfants des rues, le contraste entre une population se nourrissant de viande matin, midi et soir, et ses jeunes ayant accès à une très faible quantité de protéine animale. « C’était une révélation quant à l’importance de l’alimentation durable, dans un pays comme celui-là mais aussi dans un pays comme le nôtre. »
Je voulais donner un aspect ludique et rigolo à quelque chose de sérieux : le recyclage.
Mais finalement, pourquoi sont-elles si uniques ces nouilles ? Tout simplement parce qu’au laboratoire, l’équipage prépare les premières nouilles recyclées à partir des céréales de la bière, aussi appelées: drêches de brasserie. Il s’agit en fait des restes du malte d’orge, la céréale torréfiée nécessaire au brassage. Une ressource alternative riche en protéines et en fibres que Sabrina a découverte auprès des brasseurs. Située dans le 19e arrondissement, la Brasserie de l’Être représente un soutien de taille depuis le début du projet. La fabrique propose des bières conscientes et atypiques, ancrées dans un univers fantastique et décalé. Cette équipe de joyeux lurons a goûté à toutes les évolutions de la nouille et fournit régulièrement Sabrina en drêche. Elle nous explique le processus de fabrication : « On récupère les drêches au cul de la cuve chez les brasseurs, et ensuite on vient les sécher et les déshydrater. L’étape suivante consiste à les passer au moulin pour en faire de la farine intégrale, au léger goût toasté propre à la bière. » Cette farine deviendra alors l’ingrédient de base des nouilles. En somme, un bel exemple de ressource inutilisée transformée en un produit sain, simple et bon, agrémenté de délicieuses sauces qui font voyager. Une recette rebelle et nomade, piratée par un équipage heureux d’œuvrer pour un projet qui a du sens.
La pluie s’est enfin arrêtée de tambouriner sur le toit, il est bientôt l’heure de la photo de groupe. Chacun tente de faire bonne figure devant l’objectif de notre photographe, certains optent pour une pose sérieuse : bras croisés, flanqués d’un regard droit et assuré, d’autres se marrent en attendant que ça passe. Une petite brigade singulière et solidaire, pas besoin d’une longue vue pour s’en apercevoir. Loin du modèle classique de l’entreprise, ici, on peut être maître nouille un jour et s’occuper d’une autre partie de la production le lendemain. Dans le laboratoire, Julien, membre du navire depuis deux mois, prépare les nids avec application. Pour lui pas de formation, c’est aussi un aventurier du travail et des voyages : tantôt informaticien, tantôt photographe, cavalant des routes d’Asie aux déserts des États-Unis. Un nomade reconverti dans la nouille, en phase avec sa conscience écologique, satisfait de voir le travail se concrétiser chaque semaine. Chez Ramen tes drêches, il paraît qu’on peut deviner l’auteur d’un nid uniquement à sa forme, une question de style selon Sabrina. Théo, lui, n’était pas non plus spécialiste des nouilles avant de rejoindre le projet. Après une école d’ingénieur agroalimentaire à Clermont-Ferrand, c’est aux pauses déjeuners d’AgroParisTech qu’il a fait la rencontre de Sabrina, fraîchement incubée par le laboratoire. Peu de temps après, il quittait une start-up pour poser ses valises à l’atelier de Romainville, où tout était encore à inventer. Le lieu, qui avait ouvert ses portes en juillet 2020, venait tout juste d’être opérationnel. Théo fut vite rejoint par Julien et Oriane, autres membres de l’équipe pour quelques mois dont elle se souviendra assurément. Côté commercial, c’est Nina qui tient la barre depuis quelques semaines. Reconvertie au zéro-déchet depuis trois ans, elle suivait de près l’évolution de nos nouilles préférées avant de rejoindre l’aventure. À l’atelier, tous partagent l’envie de faire fonctionner et évoluer le projet, en continuant à blaguer bien sûr.
Une nouille pas facile à manier…
Remontons légèrement le temps de trois petites années, bien avant les recherches de fonds, l’incubation et l’atelier à Romainville. L’aventure Ramen tes drêches marque ses débuts dans un décor tout autre, en général bien connu de ceux qui vivent à Paris. C’est le genre de cuisine qu’on pratique tous les jours quand on habite un deux-pièces, où l’on a l’habitude de se serrer à huit lors des soirées chez les copains. Un pas en arrière et vous êtes déjà dans le salon, un pas en avant et vous vous heurtez au meuble de l’évier. Pourtant, chaque ustensile y trouve ingénieusement sa place, et ça même quand il n’y a pas de place. Sabrina, qui ne songe nullement à faire de la nouille un métier, débute ses expériences pour recycler les drêches. Va-t-elle réussir à faire tenir les pâtes ? Aucune idée. Surtout qu’elle se heurte pour la première fois à des problèmes techniques. Pour obtenir de la farine, elle tente les petits moulins à café, sans succès. Un ami lui conseille le Thermomix, trop cher sans savoir si ça fonctionne, heureusement le petit resto du bas en a un, c’est donc là-bas qu’elle ira gracieusement faire sa farine. Le côté filandreux des nouilles fut sans doute le plus gros challenge. C’est à la Paris Beer Week qu’elle parvient enfin à faire goûter pour la première fois sa recette, « au coin d’une table », comme elle le précise. Sabrina rencontrera son lot de difficultés financières et techniques, ainsi qu’un paquet de points de contrôles pour savoir si elle est toujours en phase avec ses envies et ses valeurs. La suite nous la connaissons, elle implique une équipe, un lieu et des projets pour le futur de Ramen tes drêches.
Ce n’est pas une success-story, il n’empêche qu’on aimerait aller encore plus loin en continuant à bien faire les choses.
Aujourd’hui, vous pouvez trouver tous ces fabuleux produits dans les magasins bio, mais aussi dans les boutiques éco-responsables, épiceries fines ainsi que quelques caves à bières. Les projets pour la suite sont nombreux, peut-être pourrons-nous bientôt préparer des gratins de crozets à base de farine de drêche, ou encore des plats de coquillettes améliorés. Dans le futur la marque vise à rendre ses produits plus accessibles et à mettre en place un système de “nouille suspendue”, tradition solidaire venue d’Italie qui consiste à offrir de la nourriture à une personne dans le besoin. Ces repas hyper nutritifs pourraient aussi bien se retrouver dans les assiettes des cantines scolaires, un projet qui semble particulièrement animer Sabrina. Une chose est sûre, on n’a pas terminé d’entendre parler de Ramen tes drêches. Et puis, la piraterie n’est jamais finie (c’est Booba qui le dit…) !
RAMEN TES DRÊCHES C’EST : 2,4 TONNES DE DRÊCHES RÉCUPÉRÉES, 2,4 TONNES DE NOUILLES PRÉPARÉES, 10 000 REPAS PAR MOIS RECYCLÉS.
ramentesdreches.com
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Et comme on ne dit jamais non à une bonne recette anti-gaspi, la Bande à Bien Vu est aussi allée squatter la cuisine d’Eirini, fondatrice du service traiteur éthique Merelo. La cheffe à domicile nous a régalé avec deux recettes exclusives, à retrouver sur notre compte Instagram.
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